Prolongation d’activité : quel contrôle de l’intérêt du service par le juge administratif ?

L’article 69 de la loi n°2003-775 du 21 août 2003 portant réforme des retraites a introduit dans la loi du 13 septembre 1984 relative à la limite d’âge dans la fonction publique et le secteur public un nouvel article 1-1, en ouvrant la possibilité aux agents de l’Etat ne disposant pas d’une durée de services liquidables leur permettant de bénéficier d’une retraite à taux plein, d’être maintenus en activité pendant une durée maximale de dix trimestres.

 

La loi pose pour cela deux conditions : l’aptitude physique de l’agent, et surtout l’intérêt du service.

L’exposé des motifs du projet de loi portant réforme des retraites[1] révèle l’intention du législateur, qui était notamment « d’assurer un haut niveau de retraite, par l’allongement de la durée d’activité et de la durée d’assurance ». Il s’agissait en effet de compenser l’allongement de la durée de cotisation, qui passait progressivement de 150 à 160 trimestres. Ce texte introduisait un changement fondamental dans le mécanisme de départ à la retraite, puisque la possibilité de travailler au-delà de la limite d’âge était généralisée, sans, toutefois, que cette dernière ne soit remise en cause.

Côté agent, la loi créé donc ce que la jurisprudence a qualifié non de droit mais de « faculté » (TA Paris 21 septembre 2011 n°0912848/5-3), celle d’obtenir une prolongation, si les conditions énumérées par la loi sont réunies. Côté administrations, le législateur a laissé à ces dernières un large pouvoir d’appréciation en introduisant la notion d’intérêt du service. L’étendue de ce pouvoir d’appréciation, ainsi que celui du contrôle du juge ont fait l’objet de débats lors du vote de la loi puisque l’avis rendu au nom de la Commission des finances[2] ne mentionnait pas la condition d’intérêt du service mais une « absence de contrariété à l’intérêt du service ».

L’intérêt du service, qui fait l’objet d’un contrôle restreint par le Juge administratif, a donné lieu à plusieurs jurisprudences révélant que le Juge écartait cette qualification lorsque la manière de servir de l’agent laissait à désirer (CAA Paris 17 mars 2009 n°08PA01070 et CAA Marseille 21 octobre 2008 n°06MA00797). En revanche, dans l’hypothèse d’une manière de servir irréprochable, le contrôle du juge sur la notion d’intérêt du service soulève deux questions particulières : celle de la charge de la preuve, et celle de l’étendue et des modalités du contrôle de l’erreur manifeste d’appréciation. L’arrêt rendu par la Cour administrative d’appel de Paris le 13 mai 2013 (CAA Paris 13 mai 2013 M. F c/ CNRS, n°11PA05083) est particulièrement éclairant sur ces deux sujets.

Dans cette affaire, un enseignant-chercheur du CNRS avait déposé une demande de prolongation d’activité en faisant valoir principalement qu’il travaillait au sein d’un laboratoire fondé sur trois composantes, et que son départ sans avoir pu former de successeur aurait pour conséquence la disparition de l’une d’entre elles et donc un préjudice considérable pour le laboratoire, et surtout qu’il avait mis en œuvre peu avant son départ à la retraite un important projet de recherche pour lequel son employeur public avait, grâce à ses diligences, obtenu un financement conséquent. Cette demande avait été refusée par le CNRS.

Le Tribunal administratif de Paris (TA Paris 5 octobre 2011 n°0912848/5-3) avait annulé la décision de refus du CNRS en considérant qu’une « erreur d’appréciation » avait été commise par le CNRS en refusant la demande d’admission à la retraite, au regard des motifs qu’il avait soulignés à l’appui de sa demande.

Le Tribunal administratif avait donc accepté d’exercer un contrôle sur le fondement de « l’erreur d’appréciation » (en réalité, certainement l’erreur manifeste d’appréciation) comme il l’a fait dans des cas similaires, qui avaient conduit au rejet des demandes de prolongation d’activité. Le Tribunal administratif de Paris, qui reconnait un « large pouvoir d’appréciation dans l’intérêt du service public » à l’Administration (TA Paris 25 juin 2013 n°1204157/5-4), laisse peser dans une
large mesure la charge de la preuve sur l’agent puisqu’il admet que l’Administration en cause puisse justifier de l’intérêt du service en produisant une simple déclaration selon laquelle les activités dont est chargé l’agent ne sont pas prioritaires
(TA Paris 10 mai 2012 n°1019865/5-2, TA Paris 29 février 2012 n°1011668/5-3), ou en se prévalant, « sans être contredit », d’une simple affirmation selon laquelle le départ à la retraite de l’agent ne serait pas compensé par de nouveaux  recrutements (TA Paris 11 avril 2012 n°1007812/5-3). Dès lors, une telle position laisse penser que l’agent devrait produire les pièces idoines issues de la comptabilité publique de son administration à l’appui de son recours pour justifier qu’il
n’existe pas d’impossibilité budgétaire à l’acceptation de sa demande de prolongation d’activité. Cette exigence est sévère.

L’arrêt de la Cour administrative d’appel de Paris qui a annulé le jugement du 5 octobre 2011, qui avait accueilli favorablement la demande d’annulation de la décision de refus de prolongation d’activité, a considéré que l’affectation d’un poste budgétaire à une prolongation d’activité avait « pour conséquence mécanique » d’empêcher le recrutement d’un jeune agent faute de poste budgétaire disponible pour l’accueillir.

Cette formulation est plus radicale que celles employées par le Tribunal administratif, qui laissaient une porte ouverte à l’agent, le mettant en mesure d’apporter des éléments comptables pour contredire les affirmations de l’Administration. La Cour administrative d’appel semble ici indiquer au justiciable qu’il lui est impossible de justifier la faisabilité budgétaire d’une prolongation d’activité, à moins, peut-être, que des crédits supplémentaires soient alloués à l’Administration  concernée.

Ce cas d’espèce avait toutefois illustré qu’une telle logique mathématique ne reflétait pas nécessairement la réalité budgétaire, puisque dans cette affaire, l’agent auteur de la demande avait précisément obtenu un financement dont le montant aurait pu couvrir au moins partiellement le coût de la prolongation d’activité.

La prise de position de la Cour administrative d’appel pourrait rendre vain tout contrôle judiciaire des décisions de refus de prolongation d’activité s’il est considéré qu’une réponse favorable nuit par nature à l’intérêt du service dans la mesure où elle fait mécaniquement obstacle au recrutement d’un agent débutant. C’est l’esprit de la loi qui pourrait être remis en cause.

S’agissant de l’étendue et des modalités du contrôle de l’intérêt du service, la Cour administrative d’appel a considéré que l’intérêt du service s’appréciait non au niveau de l’unité administrative de base de l’Administration concernée, en l’espèce le laboratoire du CNRS, mais au niveau de l’établissement, qui constitue un niveau supérieur.

L’analyse des faits de ce cas d’espèce révèle l’étendue considérable laissée par la Cour à l’Administration pour l’appréciation de l’intérêt du service.

Malgré une situation de fait particulièrement propice à la qualification de l’erreur manifeste d’appréciation, qui avait permis l’annulation de la décision de refus en première instance, la Cour a annulé le jugement et rejeté la demande  l’annulation de la décision de refus. Il ressort en effet du considérant n°12 de l’arrêt que seule la démonstration de l’impossibilité de l’Administration, en l’absence de l’agent, de continuer de poursuivre le projet initié par ce dernier peu avant son départ aurait pu permettre à la Cour de qualifier l’erreur manifeste d’appréciation. En d’autres termes, la censure de la décision de refus sur le fondement de l’intérêt du service n’est possible que si l’agent est indispensable, au moins temporairement, à son service. La Cour choisit donc d’exercer un contrôle tout particulièrement restreint de l’intérêt du service, susceptible de laisser les mains libres aux administrations d’Etat dans l’appréciation de l’opportunité de donner une suite favorable aux demandes de prolongation d’activité.

 

Ce choix jurisprudentiel consacre donc un pouvoir étendu de l’Administration en la matière, proche du pouvoir discrétionnaire, ce que les travaux préparatoires de la loi ne laissaient pas supposer.

 

 

Christophe Courage

Avocat au Barreau de Paris



[1]
Projet de loi n°885 portant réforme des retraites, enregistré le 28 mai 2003

[2]
Avis
n°383 (2002-2003) de M. Adrien GOUTEYRON, fait au nom de la Commission des
Finances, déposé le 7 juillet 2003